Ecrire ?
Je ne prétends pas détenir la vérité. J’écris parce que cela me semble nécessaire. L’idée de raconter une histoire m’horrifie : la gratuité de la fiction me laisse entrevoir la vanité de nos divertissements. Aligner des mots les uns à la suite des autres revient à répéter des combinaisons déjà effectuées par d’autres. Le réel est ailleurs, il se cache au-delà des mots, et je ne sais pas le saisir. C’est pourquoi écrire en prose me terrifie. Lisant un texte, je sais en souligner les incohérences, et relever les choses qui me gênent. Mais écrire est une autre histoire. A partir du moment où je prends le risque de coucher des idées sur le papier, je me sens affreusement maladroite et prise au piège. Surprise en flagrant délit d’impudeur ou de mensonge. C’est comme se jeter en pâture aux lions dans l’arène. Le danger est trop grand et je n’arrive guère à m’y résoudre. Le langage est tellement codé, tellement plein d’automatismes, comment peut-on espérer faire œuvre originale ? Je ne sais écrire qu’en vers, parce que seul le langage poétique me permet de dilater le sens des choses.
L’histoire n’est qu’un support dont la densité doit être suffisante pour résonner en chacun des sujets qui la lira. « Je » est le protagoniste anonyme et universel de toute fiction réelle, c’est-à-dire qui se donne à lire comme plus vraie que la réalité. Ecrire sans avoir quelque chose à dire est pure vanité. L’idéal serait de ne parler que de l’indicible, de tout ce qui ne se donne pas immédiatement et facilement : les sensations, les sentiments, les émotions, non pas décrits de l’extérieur et de manière mécanique, mais de l’intérieur, par petites touches, donner à voir les choses dans leur simplicité et leur vérité. Par vérité, j’entends en décrivant le plus sincèrement possible la façon dont nous pensons les saisir.
La vérité n’existe pas : ce n’est qu’une référence vague par rapport à laquelle on se situe, une sorte de point de repère, mais si incertain, si lointain, qu’on ne peut guère envisager de s’appuyer sur lui. C’est d’ailleurs ce qui rend si fascinante la littérature : quelques fragments de vérité, éphémères puisqu’ils ne sont validés que par une expérience particulière, par le ressenti né d’un vécu personnel, parce que la coïncidence avec ces fragments peut être effective ou ne jamais se produire. Mais c’est pourtant à travers ces fragments qu’on frôle l’Absolu. Et c’est précisément parce qu’il ne se donne jamais entièrement que la littérature existe. Toutefois, ma réflexion pourrait aussi s’appliquer à toute forme d’art. Un tableau qui reproduirait de façon mimétique la réalité ne provoquerait qu’un enthousiasme dû à la prouesse technique réalisée, tout réside dans le subtil compromis né du regard de l’artiste et de la connivence qu’il crée avec son public. Mais comment maintenir ce compromis de manière équilibrée tout au long d’une œuvre. J’ai l’impression qu’on ne peut pas épurer une œuvre au point de la rendre tout entière absolue, il reste toujours des scories, dues aux automatismes langagiers, qu’on ne peut pas totalement évacuer. Mais je me demande dans quelle mesure ces résidus participent de l’unicité de l’œuvre d’art : ne peut-on pas aussi voir en eux sa spécificité subjective ?
D’habitude, je répugne à développer ce genre de réflexions, c’est l’un des grands problèmes de la pensée humaine (qui rejoint d’ailleurs ce que je disais au début sur la littérature), on a l’impression que tout a déjà été pensé. La plupart des réflexions que je développe ici sont nées de mes lectures, je me suis réapproprié le point de vue de certains auteurs, je ne suis donc qu’un énième porte-parole maladroit. J’ai l’impression de répéter et de travestir les propos de gens plus intelligents et plus érudits que moi ; et en même temps, je ne vois pas comment faire autrement. Dans la jungle foisonnante des connaissances humaines, il est difficile de faire son chemin. L’idéal serait de tout connaître pour pouvoir exprimer une pensée subjective, qui serait la synthèse réfléchie de notre héritage culturel. Mais tout savoir est parcellaire, et même les plus grands penseurs sont humains, donc susceptibles de se tromper.
Je n’ai jamais eu confiance en moi parce que je n’ai jamais été sûre de la fiabilité de mes pensées, de mes décisions. Je déteste prendre parti, il me semble que choisir revient toujours à réduire le champ des possibilités, donc nécessairement à s’éloigner de la vérité. On parle de « trancher » une question, ce verbe est en soi assez violent, cela revient à amputer la vérité de l’un de ses aspects. Chaque problème peut être envisagé sous deux angles radicalement contraires, validant chacun une thèse opposée.
Tout ça pour dire que je n’arrive pas à écrire parce que j’ai trop de doutes. Mais je sais pertinemment en même temps que si je n’en avais pas, je serais probablement encore plus dans l’erreur…